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Sara sibar, majestueuse va-nu-pieds

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Un Costa Rica plus juste, où le peuple indigène ne souffrirait plus de discrimination, Sara Sibar n’en rêve pas seulement. Elle le crée. À la force de sa seule volonté, elle est sortie de sa communauté pour mieux pouvoir l’aider.

Elle n’avance pas prudemment, à petits pas feutrés, comme les indigènes lorsqu’ils cherchent à se fondre dans la forêt. Non. Ses talons claquent dans les couloirs du Palais de Justice de San José et sa robe élégante donne d’emblée le ton, celui de la fierté. Premier préjugé ravalé : on peut être indigène et le revendiquer sans arborer l’habit traditionnel. En Amérique latine, beaucoup de ses « semblables » choisissent d’afficher leurs coutumes et leurs parures comme emblèmes. Comme eux, Sara Sibar pose sur l’injustice un regard noir et perçant. Mais elle a fait un autre choix, celui d’imiter l’adversaire pour mieux l’attaquer.
A peine majeure et avec 4 dollars en poche, elle prend le bus pour la capitale costaricaine, affronter le monde « non indigène ». Deuxième surprise : la normalité change soudain de bord. Au fil de son discours brillamment construit et malgré son sourire cordial, on comprend que l’Occident n’a pas le monopole des évidences. Sa référence à elle est autre, celles des Cabécares. Et plus précisément la communauté de Ujurrá, dans les montagnes du nord du pays, où elle a grandi avec ses cinq frères et sœurs. Les Cabécares, une des 22 ethnies natives du Costa Rica, qui ont des croyances, des langues et coutumes totalement différentes du reste du pays. Les liens entre ces deux mondes sont presque inexistants. « Mon père est agriculteur, et ma mère s’occupe de la maison. Pour qu’ils me laissent venir dans la capitale, j’ai menti à mes parents, prétendant que j’avais décroché un travail. Depuis toujours, j’ai pensé que j’aurais une condition différente. » Elle avait raison, l’ambition l’a emporté sur la tradition familiale.

Le viol n’est pas culturel
Aujourd’hui, à 27 ans, assise à son bureau dans la récente Commission Indigène du Ministère public du Costa Rica, Sara Sibar se félicite du chemin parcouru depuis son premier emploi de secrétaire dans une association indigène, décroché quelques semaines après son arrivée à San José. Elle rit : « J’ai eu le boulot, mais je ne savais pas utiliser un fax, encore moins un ordinateur. » Huit ans après, elle tente de lutter contre l’ethnocentrisme de la justice : les procureurs doivent à présent tenir compte de la dimension culturelle dans les procès. Il y encore quelques années, les indigènes inculpés qui ne parlaient pas espagnol ne disposaient même pas d’un interprète pour se défendre. Mais l’intervention de Sara peut aussi se faire au détriment de l’accusé, par exemple lors de violences sexuelles à l’encontre des femmes indigènes, doublement discriminées.

« Souvent, lors de délits d’ordre sexuel, le prévenu indigène se justifiait par ses origines. Les juges pensaient alors que ces actes étaient normaux dans la culture indigène. Mais c’est totalement faux, le viol ne fait pas partie de nos traditions ! ».

Au Costa Rica, comme ailleurs en Amérique latine, les peuples autochtones sont discriminés. L’administration, l’université, les emplois qualifiés ne sont pas pensés pour eux. Le parlement ne compte aucun représentant indigène. Les enfants souffrent de malnutrition, les adultes n’ont pas accès à des soins décents. Et il leur est difficile de survivre quand les projets de développement touristiques et industriels rongent petit à petit leurs territoires. Sara Sibar se rend compte que, au sein du Ministère public, ses pouvoirs sont limités. C’est pourquoi elle cumule les engagements au sein des mouvements indigènes, aligne les contacts avec les médias et a déjà écrit deux livres. Elle est particulièrement attentive à la condition des femmes indigènes et participe activement à l’Alliance des femmes indigènes d’Amérique centrale et du Mexique. La jeune femme s’insurge contre les machos de son village, contre les dirigeants des organisations indigènes, exclusivement masculins. « Les femmes sont invisibles dans le mouvement. Mais le machisme n’est pas inhérent à notre culture. Dans certaines communautés, les femmes ont même beaucoup de pouvoir. Les hommes indigènes sont généralement machistes comme le sont la plupart des hommes au Costa Rica. »

La pauvreté en question

Pour la Cabécare, le plus grand fléau, qui maintient son peuple dans un état d’apathie, c’est le mythe de « l’Indien imaginaire ».

Cette idée méprisante, au mieux compatissante, que les indigènes sont des sauvages qui portent des plumes et font beaucoup d’enfants. « Les non-indigènes doivent comprendre que notre point de vue est différent du leur, enrage-t-elle. Par exemple, en ville, les jeunes pensent que tous les indigènes sont pauvres, parce qu’ils marchent pieds nus. C’est qu’ils voient la richesse d’un point de vue non-indigène. J’aime marcher pieds nus. Toutes mes tantes marchent pieds nus. Peut-être que c’est simplement parce que ça leur plaît. Parce que cela ne les intéresse pas de collectionner les escarpins. Nos maisons sont en bois parce que cela fait partie de notre cosmovision. C’est ce type de préjugés qu’il faut changer. »

Rompre avec le destin
à force de culot et d’acharnement, elle sera, dans quelques semaines, la première femme indigène avocate du pays. Une fois son diplôme obtenu, elle entend continuer à se battre pour la cause. D’abord en devenant elle-même procureure. Ensuite, pourquoi pas, en créant son propre bureau. Un cas rarissime. Car souvent, lorsque les jeunes femmes quittent la communauté, par exemple pour travailler comme domestique à San José, elles cachent leurs origines. « Elles préfèrent dire qu’elles sont immigrées nicaraguayennes que citoyennes indigènes, raconte Sara. Si elles retournent trouver leurs familles, c’est avec les ongles peints, les cheveux teints, et elles refusent la nourriture traditionnelle. »

Cette lutte, on dirait que Sara la mène aussi bien pour son peuple que pour elle-même. « Je veux laisser une trace », dit-elle, terrorisée par l’idée de « naître, accoucher, mourir dans la communauté et disparaître », comme ses anciennes copines d’école, déjà toutes mères. Un regard dur sur les choix de ses amies, celui qu’on retrouve parfois chez celles et ceux qui se sont construits tout seuls. Pourtant, un jour elle veut retourner vivre à Ujarras. Peut-être avec un compagnon, pas nécessairement un Indigène. Mais ça, c’est dans longtemps. Avant, Sara Sibar veut accomplir de grandes choses. Et à la voir s’engager ainsi à grandes enjambées dans la vie, on est sûr qu’elle y parviendra.


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